40 ans après, les secrets d’un logo devenu mythique
C'est sur un coin de nappe gaufrée que l’un des logos les plus reconnaissables du monde a pris forme. Assis à la terrasse d’un bistrot en face d’un Centre Pompidou alors en travaux, le graphiste Jean Widmer l’ébauche en quelques traits de crayon. Six bandes noires traversées par deux zigzags, qui s’inspirent de la fameuse « chenille » — l’escalator qui grimpe aux étages. Un jeu entre le vide et le plein, pas de contours. Une véritable épure. À 90 ans passés, l’artiste suisse se souvient : « C’est le logo que j’ai dessiné le plus vite de toute ma carrière, je l’avais déjà en tête. » Le coup de génie de Widmer ? S’appuyer sur la structure du bâtiment pour en résumer les missions : pluridisciplinarité et ouverture. Depuis ce jour de 1977, le logo de Widmer a fait le tour du monde, traversant les époques sans jamais perdre de sa force graphique.
C’est le logo que j’ai dessiné le plus vite de toute ma carrière, je l’avais déjà en tête.
Jean Widmer
En octobre 2019, le Centre Pompidou décidait même de reprendre la version d’origine, soit cinq traits noirs au lieu de six. C’était la première proposition du designer, moins massive, plus légère. Un changement dans la continuité, mais surtout une forme d’hommage à la vision première du créateur. À l’époque, Widmer avait dû se plier aux exigences des décisionnaires qui exigèrent que le logo ait autant d’étages que le bâtiment lui-même.
Si la création de Widmer est aujourd’hui devenue constitutive de l’identité visuelle du Centre Pompidou, à l’origine, ce n’était pas gagné. Dans les années 1970, l’époque n’est pas encore au marketing de la culture, et se doter d’un logo semble bien trop publicitaire. Dès 1974, alors que le chantier était en cours, une consultation pour « l’image de marque » du Centre Pompidou est néanmoins lancée. Une demande inédite qui mobilise parmi les plus grands talents de l’époque, comme le graphiste belge Michel Olyff, l’artiste polonais Roman Cieslewicz, le Britannique Henri Kay Henrion, le typographe suisse Adrian Frutiger, le designer italien Massimo Vignelli ou encore le Suisse Jean Widmer. La quinzaine de participants planche sur tout ce qui constituera l’identité visuelle du Centre Pompidou, en concertation avec les architectes du bâtiment, Renzo Piano et Richard Rogers. La feuille de route est claire : il faut penser « l’unité dans la diversité » et inventer « une machine à communiquer ».
Le jury, composé des présidents des différentes instances du Centre Pompidou (dont Pierre Boulez, de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, l’Ircam), est présidé par Willem Sandberg, typographe et conservateur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, référence mondiale en matière de muséographie contemporaine. Sachant que le jury allait se réunir autour d’une gigantesque table de réunion, Widmer, son associé Ernst Hiestand et l’équipe de l’agence VDA (Visual Design Association) décident d’opter pour un format A3 en leporello à la japonaise, dépliable – soit une longue bande de papier de près de vingt mètres de long ! Leur proposition graphique est assez simple : un code couleur pour chaque département du Centre Pompidou (les arts plastiques en rouge, le Centre de création industrielle en bleu, la Bibliothèque en vert, l’Ircam en violet, et les espaces communs en jaune). Widmer : « Un jour je reçois une lettre de Boulez, qui se plaint de la couleur définie pour l’Ircam. Il la trouve ”hideuse et crépusculaire”. Je lui montre alors un nuancier Pantone de 1500 couleurs et lui explique que les couleurs des départements sont réparties à égale distance dans le cercle chromatique. Après avoir fait le tour du nuancier en passant par le rouge, déjà réservé, je lui propose alors le pourpre… et là, il est d’accord ! J’annonce la nouvelle à Pontus Hultén, le Président de l’époque, qui me dit “Mais enfin Widmer, c’est la même couleur qu’avant ?” En fait, oui ! » Rusé, le Widmer. Autre idée neuve du designer, les panneaux signalétiques sont proposés à la verticale. Ce qui donnera des torticolis à Pontus Hultén. Pour plaisanter, celui-ci avait ainsi pris l’habitude de saluer Widmer la tête inclinée, bouche pincée (avant de trouver l’idée géniale).
Après délibération, c’est le projet emmené par Widmer qui décroche la timbale. À ce moment-là, pourtant, il n’est toujours pas question de créer un logo. Widmer, lui, est contre : « Notre position était claire, nous estimions qu’un centre d’art et de culture n’était ni une banque ni un aéroport. De plus, un logotype pouvait se démoder ou être dépendant d’un pouvoir politique ». Mais à trois mois de l’inauguration, prévue pour fin janvier 1977, le Secrétaire général Claude Mollard a une intuition. Le Centre Pompidou doit se doter d’un élément visuel fédérateur – même si cela fait grincer des dents. Widmer raconte : « Mollard débarque alors en trombe et me dit “il nous faut un logo, c’est urgent et si vous ne le faites pas, on le demande ailleurs”. Je lui réponds “OK je vous le fais, mais ce sera la façade, avec l’escalator.” Il a adoré l’idée ! J’ai présenté les deux logos en même temps, celui avec cinq bandes et celui avec six. Ils voulaient que je dessine un cadre noir autour, mais là j’ai dit “c’est hors de question !” J’ai finalement cédé sur les six bandes, que je trouvais pourtant moins énergique ». Le récent retour aux origines enchante forcément son créateur : « la version cinq bandes est beaucoup plus efficace ! »
Mollard débarque alors en trombe et me dit “il nous faut un logo, c’est urgent et si vous ne le faites pas, on le demande ailleurs”. Je lui réponds “OK je vous le fais, mais ce sera la façade, avec l’escalator.” Il a adoré l’idée ! J’ai présenté les deux logos en même temps, celui avec cinq bandes et celui avec six. Ils voulaient que je dessine un cadre noir autour, mais là j’ai dit “c’est hors de question !” J’ai finalement cédé sur les six bandes.
Jean Widmer
Si elle est aujourd’hui intrinsèquement liée au Centre Pompidou, cette icône du design a bien failli disparaître au tournant du millénaire. À la fin des années 1990, le bâtiment doit subir un toilettage nécessaire. Et le Centre Pompidou ferme ses portes au public. Jean-Jacques Aillagon, alors président de l'institution, veut en profiter pour repenser l’identité visuelle. Renzo Piano, qui dirige les travaux de rénovation, fait appel au Suisse Ruedi Baur, par ailleurs ami avec Widmer. Celui-ci fait diverses propositions, dont celle des calques multicolores et multilingues. La presse et le public s’émeuvent alors de voir le fameux logo péricliter. Le personnel distribue des tracts. Jean Widmer : « Mes amis de l’Alliance graphique internationale, qui rassemble les plus grands noms de la discipline, et notamment Pierre Bernard, de l’atelier Grapus, ont écrit à la ministre de la Culture, Catherine Trautmann. Elle a décidé de le classer, comme on classe un monument ». Le logo est donc sauvé de justesse. En 2019, il reprend toute la place qui est la sienne : celle d’un chef-d’œuvre des temps modernes, pur et visionnaire. ■
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Photo © J. Widmer